Les gisements d’aujourd’hui et de demain

L'édito d'Achille Mbembé

Le monde fait l’expérience d’une escalade technologique sans précédent. En même temps la planète, notre bien commun, ne cesse de se fissurer tandis que nous subissons de plein fouet les effets du néolibéralisme et les conséquences de la crise écologique. 

En Afrique, ces bouleversements se traduisent par des ruptures en cascade et une intensification des luttes pour l’accès aux moyens d’existence. La violence et les fractures qui en résultent suscitent, à peu près partout, des doutes sur la durabilité de nos sociétés et communautés. 

Devant ces impasses, seule une mobilisation des forces vives permettra de dessiner de nouveaux horizons et ouvrira des voies de réinvention. Ce pari doit être tenté. 

En effet, travaillées par une très forte demande d’autonomie, de mobilité et de sécurité à laquelle ni les Etats, ni les politiques de développement, ni les interventions étrangères à répétition n’ont guère su répondre, les jeunes et les femmes cherchent des alternatives. 

Celles-ci ne passeront que par la démocratie, dont on connaît les limites, mais dont on sait aussi qu’elle est, peut-être, le dernier mot du vivant.

Au demeurant, la démocratie est le mot qui aura le mieux symbolisé, à l’âge moderne, notre remontée en humanité. Toutes les luttes contre la traite des Africains, le colonialisme et celle, majeure, contre l’apartheid qui aura clôturé le XX siècle, reposaient sur cette volonté de faire communauté et de réparer le vivant, ce que l’on appelle aussi démocratie. 

Plus que jamais, pour que cette réinvention du projet démocratique ait une chance de réussir, elle doit être adossée à la conviction selon laquelle il existe, par-delà l’humanité, une communauté terrestre potentielle, qui englobe l’ensemble des habitants de la Terre, l’ensemble du vivant. 

Comme hier, la démocratie et le vivant constituent aujourd’hui les deux points d’entrée principaux pour ceux et celles qui désirent construire un monde habitable et respirable pour tous. C’est ce monde qu’il nous faut recomposer en commun. L’Afrique regorge, à cet égard, d’énormes ressources pour alimenter les gisements de demain et pour créer des liens qui libèrent en lieu et place des liens qui enchaînent. 

Ces ressources, c’est prioritairement au service du réarmement intellectuel et culturel qu’elles doivent être mobilisées. En effet, le recul de la démocratie sur le continent est aussi le résultat d’une formidable atonie intellectuelle et morale. Relancer l’agenda démocratique sur le continent africain, c’est d’abord réapprendre à construire du sens en commun. Sans de nouveaux flux d’idées, de nouvelles manières de penser et d’apprendre ensemble, le culte de la force et de la brutalité prévaudra, parfois derrière le paravent d’une revendication de souveraineté démagogique et illusoire.

Pour faire vivre durablement la démocratie sur le continent, il faudra notamment investir dans la création générale, c’est-a-dire dans la formation, en vue de l’émergence d’une nouvelle conscience non point universelle, mais planétaire. Il faudra modifier profondément nos manières de penser, d’agir et d’affronter l’avenir. 

Il faudra surtout miser sur l’intelligence propre de nos sociétés, l’élan et l’énergie de la jeunesse et des femmes, la puissance d’un apprentissage et d’une pensée en commun qui, puisant dans les archives africaines, font dialoguer les cultures et les savoirs. 

L’intelligence collective ne naît pas spontanément. Elle requiert l’invention de nouvelles méthodes de formation, d’entrainement et d’animation. Des modèles pédagogiques endogènes existent. Ils sont, pour la plupart, ancrés dans l’histoire, la mémoire et les héritages locaux. Mobilisés à bon escient, ils pourraient inspirer maintes expériences neuves et permettre de forger de nouveaux paradigmes de la démocratie sortis de l’humus africain. Encore faut-il les documenter, les étudier, les réactualiser, les transformer en ressources pédagogiques de premier plan et les diffuser. 

Egalement, l’intelligence collective émerge et s’enrichit dans des lieux de liberté et de créativité. Pour amplifier les échanges et renforcer les synergies, ceux-ci doivent être mis en réseaux grâce à des formats d’accompagnement qu’il est indispensable de mettre à disposition de la jeunesse africaine. 

Construire un véritable écosystème démocratique sur le continent exige par ailleurs de nouveaux investissements dans la recherche y compris fondamentale. Afin de renforcer son impact sociétal, il est indispensable de développer des formes originales d’enquêtes et de dialogues où chercheurs, artistes, entrepreneurs sociaux, activistes, mettent en commun leurs savoirs au service de visions originales du futur.

Proposition-phare, avec la Maison des mondes africains, du rapport que j’avais remis au Président Emmanuel Macron en amont du Nouveau Sommet Afrique-France de Montpellier en octobre 2021, la Fondation de l’innovation pour la démocratie a été créée à Johannesburg le 7 Juillet 2022. 

Association panafricaine à but non lucratif et de droit sud-africain, elle a vocation à rayonner sur l’ensemble du continent, en dialogue avec le reste du monde. Sa raison d’être est d’impulser et d’accompagner le renouvellement en profondeur de la pensée et des pratiques de la démocratie sur le continent africain, en faisant dialoguer la pensée et l’action ; et de faire en sorte que chacun puisse envisager qu’un autre avenir est possible, que chacun puisse retrouver l’envie d’agir pour transformer son présent et prendre en main son futur, et que chacun puisse acquérir les compétences et les ressources pour être acteur de sa destinée, dans une communauté vivante au service du vivant. 

Concrètement, la fondation renforcera les compétences en s’appuyant sur l’expérience des acteurs eux-mêmes, ainsi que l’héritage, la mémoire et la culture de leurs territoires.

Ce nouveau cycle d’apprentissage en commun comptera des ateliers de formation et de recherche ouverte, des écoles itinérantes, des parcours pédagogiques  multi-acteurs, des ateliers de prospective positive, des conférences, des débats et des séminaires. Il favorisera la circulation de savoirs neufs et de nouveaux flux d’idées, par le canal d’une plateforme numérique, d’une chaine YouTube, de podcasts, webseries et jeux videos qui mettront en valeur des ressources pédagogiques jusque-la peu exploitées ou inexplorées. 

Au passage, parce que beaucoup d’initiatives de référence existent déjà et ont surtout besoin d’être reliées et mises en lumière, la Fondation soutiendra et mettra en réseaux des collectifs, associations et communautés, comme elle reliera celles et ceux qui aspirent à penser et porter en commun des projets de changement : citoyens, chercheurs, entrepreneurs, journalistes, activistes, artistes, engagés dans la transformation de la vie démocratique. Le tout culminera, chaque année, avec la tenue des Assises de la démocratie, grand rendez-vous continental des forces engagées dans la transformation, a diverses échelles, de notre continent.

Les nouvelles générations africaines sont animées par un irrépressible désir d’autonomie. Ouvertes sur le monde, elles veulent sortir des tête-à-tête stériles et retrouver le goût de penser et d’agir ensemble. On ne libérera cette énergie que par plus de démocratie et par un recentrement des projets de transformation sociale autour de l’idée du vivant. 

Cette Fondation est là pour mettre en mouvement ces forces nouvelles. Tant en matière d’innovations conceptuelles que d’actions concrètes, il s’agit désormais de prendre appui sur les modèles locaux inspirants et les ressources cognitives endogènes, en faisant dialoguer les intelligences et les expériences de terrain. C’est ainsi que l’on enracinera le projet démocratique africain dans le temps long.