Communauté des femmes et démocratie substantive

La Fondation de l’innovation pour la démocratie souhaite nourrir et faire vivre une communautés de femmes mues par la volonté de porter ensemble le projet d’une démocratie substantive en Afrique. L’invention de cette figure nouvelle de la démocratie exige de sortir des modèles et des théories imposés et de mettre en mouvement des forces impulsées de l’intérieur même du continent. Afin d’y parvenir, la Fondation se propose de réarmer la pensée; de contribuer a la production de savoirs situés concernant les mutations des relations sexuées dans l’Afrique d’aujourd’hui; d’offrir aux actrices de la démocratie des espaces d’échange et de partage, de réflexion et de formation dans le cadre de parcours pédagogiques ciblés. Elle se propose, en outre, d’accompagner des initiatives-phares susceptibles de consolider le pouvoir féminin. Par le biais de sa plateforme digitale, elle met en réseau ces initiatives ainsi que diverses autres expériences féminines d’autonomie.

Contexte et enjeux

La Fondation part de l’hypothèse selon laquelle il n’y a pas de démocratie substantive sans libération de la puissance de vie, et par conséquent, sans égalité des droits entre les hommes et les femmes. Elle n’est pas non plus possible sans justice entre les générations. Pour ce faire, La Fondation offre aux actrices de la démocratie des espaces de sécurité ou le vécu des femmes peut être exprimé avec force, et ou, en faisant valoir l’évidence de l’expérience, celles-ci peuvent s’engager dans des dialogues croisées réunissant de multiples interlocuteurs. En effet, dans le mouvement à l’œuvre de réinvention et de redéfinition de l’engagement citoyen, les femmes ont, pour avoir été longtemps tenues « à côté » et marginalisées, un rôle irremplaçable à jouer. Au demeurant, elles sont de plus en plus nombreuses à se rassembler, à suivre les traces des pionnières et à faire entendre leurs voix. Elles sont à la tête de nombreux mouvements associatifs. C’est, en particulier, le cas des collectifs impliqués dans l’économie vivrière et le travail de subsistance. Elles s’efforcent de trouver des solutions concrètes aux tribulations du quotidien, dans des domaines tels que la nutrition, la santé, l’éducation des enfants, le travail domestique, les luttes en vue de l’accès a la terre, l’épargne populaire etc… Leurs luttes en faveur de l’autonomie financière et économique se multiplient et constituent, partout, un facteur majeur de la recomposition de nos sociétés.

L’égalité entre les hommes et les femmes commence par la reconnaissance de la puissance des femmes et la libération de leur parole. C’est l’une des conclusions qui est ressortie de l’Atelier de prospective démocratique féminine organisée en novembre 2023 à Gorée. D’autres enseignements sont ressortis. Ils permettent de mieux structurer le rôle de la Fondation dans la lutte pour l’égalité de genre, conçue comme une dimension constitutive de la lutte pour la réinvention de la démocratie sur le continent. Ces enseignements constitueront le point de départ des réflexions qui auront lieu lors du séminaire du 24 au 28 mars 2024.

Conclusions de l’Atelier de prospective démocratique de Gorée

Organisé à Gorée en novembre 2023, l’Atelier a servi de moment d’expérimentation, dans le cadre d’un programme qui sera déployé sur trois ans (2024-2026). Ce programme a pour objectif d’offrir à des collectifs de femmes engagées dans la lutte pour la démocratie la possibilité de se rencontrer, de se connaitre et de construire ensemble de nouveaux outils de réflexion et d’action, pour se soutenir, amplifier leurs voix et renforcer leur pouvoir d’action en commun.

Au cours de cet Atelier, une bonne partie de la réflexion a porté sur l’égalité des droits et la question plus générale de la justice inter-générationnelle. Si l’option préférentielle porte sur les droits des femmes, beaucoup ont insisté sur la nécessité d’avoir de la justice sociale et de l’égalité une conception élargie, qui inclue tous les“minorisés”. Elle implique la déconstruction de la domination masculine dans nos savoirs et nos imaginaires, ainsi que le combat contre les stéréotypes culturels, par le biais de l’éducation des filles et des garçons dès le bas âge. D’où une conception elle-même élargie des sujets de la formation, laquelle ne saurait se limiter aux femmes ou aux filles, mais concerne aussi les hommes.

Des possibilités d’engagement critique avec les pouvoirs religieux et les chefferies ont aussi été évoquées, ainsi que la condition des femmes et des jeunes filles en milieu rural. Parmi les remèdes à la crise de la démocratie participative figurent également la formation des acteurs des processus électoraux et des jeunes (pour qu’ils ne fassent pas comme les ainés); le dialogue intergénérationnel; le soutien aux femmes dans les instances de prise de décision et l’utilisation d’une communication tant digitale que par les médias traditionnels.

Il a été rappelé qu’en contexte africain, l’intersectionalité signifie qu’aucune cause n’est supérieure à une autre. Toutes se valent, sontprioritaires et se complètent. Toutes comportent une dimension de genre, une dimension de classe et une dimension générationnelle. L’imbrication de ces multiples dimensions étant souvent mal connue, un nouveau cycle d’enquêtes approfondies doit permettre la production de connaissances neuves et de savoirs situés sur les formes de cet enchevêtrement. Dans cette perspective, construire des stratégies, c’est écouter tout le monde. C’est privilégier les pratiques qui permettent d’aller aussi loin que possible dans la recherche de la justice et de l’égalité.

S’est également exprimé un besoin commun : celui d’aller vers l’autre. La mobilisation collective se fait sur la base de convictions et valeurs partagées. Si l’on se met en mouvement sur la base de convictions et valeurs partagées, c’est pour aller vers l’Autre, dans l’espoir de faire communauté, dans une démarche de proximité, à petite échelle, dans le milieu de vie immédiat. L’on se met aussi en mouvement dans l’espoir de donner la possibilité aux autres d’aller le plus loin possible dans ce qui leur est propre. C’est ainsi que nous pouvons naitre ensemble, dans une démarche dynamique de co-naissance.

Rôle de la Fondation

L’ambition de la Fondation n’est pas de lancer des initiatives concurrentes aux initiatives existantes sur le continent. Au contraire, la Fondation elle cherche à faire mieux entendre ce qui se fait déjà. Elle cherche à créer des espaces de réflexion et de pensée en commun pour renforcer les liens et les synergies. Elle est un tremplin pour porter les voix plus haut, pour les rendre plus fortes, pour aider les actrices à être mieux entendues, pour qu’elles s’écoutent, se connaissent, aient envie de mettre ensemble leurs complémentarités, dans le but de se projeter dansdes actions en commun, qui permettraient de faire corps et donneraient plus de poids aux actions de chacune.

Dans cette perspective, la priorité de la Fondation au cours des trois prochaines années consistera à développer des parcours féministes sur la démocratie substantive en Afrique. Ces parcours varieront en fonction des profils des femmes concernées et toucheront en particulier les domaines de la formation, de la recherche, de la mise en réseau et de l’appui à des initiatives de terrain.

La Fondation appuiera des initiatives visant une meilleure présence des femmes dans toutes ces instances de la représentation, la délibération démocratique, la participation citoyenne, la décentralisation, les élections etc…

La démocratie substantive est cependant plus qu’un circuit procédural. Elle est un système de valeurs. En cela, elle fait place à l’égalité de tous et de toutes, à commencer par l’égalité entre hommes et femmes. Elle repose sur l’idée selon laquelle chaque vie, celle des humains et des non-humains compte; chaque vie est digne et doit être reconnue et protégée.

Elle s’inscrit donc contre tout ce qui menace la vie sur la planète. Elle valorise par contre les pratiques multiformes de soin et de réparation et accorde une place éminente a la question du sens, base de toute radicalité.

A cet égard, le parcours féministe sur la démocratie substantive que propose la Fondation est structuré autour de deux objectifs et des activités pour l’alimenter. L’offre de formation répond à différents objectifs et emprunte différents formats: le besoin de rencontre et de partage; le besoin de ressourcement et de soin; le besoin de formation pour accompagner des femmes à libérer leurs paroles; des formations à destination de tous, sur le droit des femmes; des formations à la facilitation d’espaces de libération.

La formation se fera également dans le cadre du programme d’enseignement des compétences démocratiques. Il y a, en effet, un besoin pressant de formation d’une expertise féminine africaine dans le domaine de la démocratie et dans d’autres secteurs tels que la gouvernance sécuritaire, la décentralisation, la démocratie rurale etc.… Au sein de ce programme d’enseignement, la Fondation doit prévoir la mise en place d’initiatives spécifiques destinées exclusivement aux femmes.

Des cercles de soin

La Fondation appuiera par ailleurs la mise en place de cercles qui peuvent avoir une double vocation de soin et de partage. En effet, la réflexion collective menée lors de l’Atelier de Gorée a permis d’identifier un phénomène majeur, peu pris en compte dans les interventions récentes en matière de transformation des relations de genre sur le continent. De nombreuses femmes engagées dans l’action militante agissent et font bouger les territoires ou les politiques. Cet engagement est à la fois porteur de sens, et souvent de doute. Il débouche de plus en plus sur des situations de profonde fatigue et sur un besoin pressant de se « recharger ». Occupées à prendre soin des autres, de nombreuses activistes souffrent de solitude et sont victimes de violences souvent insoupçonnées. Peu à peu, elles succombent sous l’effet des structures et forces d’épuisement et capitulent. Peu d’instances spécialisées dans la prise en charge de la santé mentale des activistes, et surtout des femmes, existent sur le continent.

La Fondation se propose de suppléer à ce manque, dans le cadre de l’accompagnement des nouvelles formes d’activisme féminin en Afrique. Elle facilitera des moments de rassemblement et de partage, de méditation, de recueillement et de respiration, dans le but d’écouter les besoins, les envies et désirs, d’accompagner la reconstruction des subjectivités militantes, ainsi que celle des collectifs qui prennent en charge des voix et des projets en communs. Elle doit multiplier des lieux de refuges au sein desquels ces soins peuvent être prodigués. Cet effort contribuera à la réinvention des institutions et aidera à la réaffirmation de leur fonction thérapeutique.

Des cercles de la parole

La Fondation cherchera également à soutenir et à accompagner des initiatives visant la libération de la parole des femmes. Elle multipliera les lieux de créativité pour accueillir leurs récits, leurs manières d’écrire elles-mêmes leur histoire, chacune et en commun. C’est en effet à partir de leurs visions propres que des choses nouvelles sortiront et que de nouveaux chemins seront inventés. La prise de parole (la voix, l’adresse) et l’échange de la parole (l’écoute, être entendu) constituent en effet l’acte premier de tout geste démocratique et de toute mise en mouvement (mise en commun). Il suffit, à cet égard, de revenir au statut de la parole et à ses pouvoirs dans les cultures africaines. Dans les cosmogonies africaines, c’est en effet par la parole que l’on convoque et rassemble et fortifie la communauté. A la parole se greffent d’autres symboliques et rituels: la symbolique du cercle, la symbolique du feu, la symbolique de l’arbre, la symbolique du repas partagé (commensalité). En tant que geste majeur, la parole est, de ce point de vue, le premier pas vers la constitution du commun. On voit bien à quel point la libération de la parole des femmes est un élément crucial du projet d’une démocratie substantive en Afrique. Cette libération peut prendre plusieurs formes: la déclamation, la prière, le chant, la poésie, la danse, l’assemblée, la parole faite texte, les formes hybrides, de style et de nature variée, à cheval sur plusieurs disciplines, mélangeant théorie, thérapie, histoire, fiction, lettres, politique, religion etc… bref un corpus créatif et, en soi, un geste politique qui fait place à l’imagine-action, à l’esthétique, aux émotions.

La constitution du Matrimoine

La Fondation accompagnera la constitution d’un Matrimoine. Celui-ci est fait de savoirs et d’héritages divers que l’on lègue à celles qui viendront après nous. Dans les luttes pour l’émancipation, cette transmission inter-générationnelle empêche que celles qui viennent après nous ne soient obligées de tout recommencer à partir de rien. Ce Matrimoine existe d’ores et déjà. Il s’invente d’ores et déjà dans la vie quotidienne. Il s’agit alors de partir non des étiquettes, mais de la riche expérience de la vie quotidienne des femmes.

Il s’agit d’imaginer des parcours pédagogiques ciblés dont les formats peuvent varier en fonction des profils des collectifs et des besoins exprimés : parcours autour du leadership féminin, parcours sur les droits et la démocratie participative, parcours à destination des facilitateurs/trices, à destination des hommes, des adolescents, de différents types de public.

Un nouveau cycle de recherches et d’enquêtes approfondies sur les transformations en cours

Une très grande partie des interventions dans le domaine des relations de genre en Afrique se fait sur la base de connaissances datées. Les transformations en cours sont peu documentées, qu’il s’agisse des formes changeantes du patriarcat, de la mutation des rapports entre garçons/filles; garçons/mères; filles/pères etc; de l’émergence et de la multiplication des familles monoparentales; des formes variées de la sexualité; de la crise des masculinités; des intersections entre les luttes de genre, les luttes de classe et les luttes générationnelles; des nouvelles figures de la conjugalité; des formes neuves de l’autonomie économique des femmes etc… Au-delà de la récolte de données statistiques, le besoin d’enquêtes transversales, qualitatives, multi-échelles et basées sur des approches ethnographiques est pressant.

Contribuer a l’avènement d’une démocratie substantive sur le continent requiert de changer les savoirs et d’en produire qui soient fiables. Si de nouveaux outils d’action doivent être conçus, alors il est nécessaire de poser de nouvelles questions et de formuler de nouvelles réponses. D’où l’importance du soutien a une nouvelle recherche féministe qui a pour but de déchiffrer la transformation des conditions de la vie matérielle des femmes et d’identifier les nouveaux lieux du politique.

Les femmes africaines sont a la fois des sujets politiques et des sujets de savoirs. Ces savoirs sont, dans la plupart des cas, des savoirs situés. Ils racontent les vies des femmes dans la famille, le monde domestique et le monde du travail, la reproduction, la sexualité. Dans tous ces domaines, nous avons besoin de nouvelles connaissances. Il en est de même des connaissances sur la façon dont les contraintes économiques qui déterminent la vulnérabilité, la surcharge de travail ou la mobilité obligatoire se relient aux questions concernant la sexualité, la composition des foyers, les rythmes de vie, le travail productif et reproductif, ou encore le travail domestique et de soins.

L’approche par l’accès équitable aux moyens d’existence (santé, nourriture, logement, éducation, mobilité, emploi, dignité etc…) est l’une des voies par lesquelles la Fondation espère approfondir la notion de démocratie substantive. Or, les femmes ne jouent pas seulement un rôledécisif dans les luttes contemporaines pour l’accès à ces moyens. Ces luttes s’enracinent aussi dans le quotidien. Une vaste enquête sur les rapports entre les luttes pour la démocratie et les luttes pour les subsistances ne permettra pas seulement d’accumuler de nouvelles connaissances. Elle aidera aussi à se faire une idée plus précise du pouvoir d’agir des femmes et de la manière dont ce pouvoir est mobilisé au quotidien.

Une importante partie de ce nouveau cycle de recherches et d’enquêtes approfondies peut se faire dans le cadre du programme Fresque de la démocratie. Il viendra, en retour, enrichir les enseignements sur les compétences démocratiques (programme “Enseigner la démocratie en Afrique”).

Les témoignages recueillis dans le cadre du Matrimoine enrichiront également le travail d’enquête pour nourrir une meilleure compréhension du pouvoir d’agir des femmes en Afrique.